La bande dessinée hongkongaise était à l'honneur pendant le dernier FIBD d'Angoulême avec certains artistes invités sur le festival. Parmi ceux-ci, Kwong Chi-Kit, un auteur de mangas que l'on vient tout juste de découvrir en France aux éditions Paquet avec les ouvrages L'épiphanie de l'architecte et Indigo, dont on vous parlait il y a quelques jours. L'annonce de sa venue ayant été très discrète, nous n'avons malheureusement pas pu trouver le temps d'interviewer l'artiste… mais quelqu'un d'autre s'en est chargé ! En effet, Pierre Sery, homme aux multiples casquettes que vous connaissez sûrement pour être à la tête des éditions Asian District et qui est toujours désireux de promouvoir la bande dessinée asiatique, a tâché de faire connaître l'auteur en réalisant pour la presse, en novembre 2024, une belle interview. Et étant donné que nous trouvions dommage que cette rencontre reste réservée à la presse, il nous a très gentiment autorisé à la publier, pour que vous puissiez en profiter ! De notre côté, nous ne pouvons que vous conseiller de jeter un œil aux deux œuvres de Kwong Chi-Kit parues en France.
À PROPOS DE VOTRE PARCOURS ET DE VOTRE STYLE ARTISTIQUE
Pouvez-vous nous parler de votre parcours en tant qu'auteur de bandes dessinées ? Qu'est-ce qui vous a attiré vers ce média ?
Kwong Chi-Kit :Depuis mon enfance, j'ai toujours adoré la bande dessinée. Mon frère, Kwong Chi Ho, et moi étions fascinés par Ma Wing Shing1, une légende locale. En apprenant qu'il avait étudié au studio De Monte avant de devenir célèbre, nous avons décidé de suivre des cours là-bas après l'école. J'ai ensuite été formé par un autre artiste, Mak Tin Kit, et j'ai publié mes premières histoires courtes dans un magazine pour adolescents.
Cependant, à mes 18 ans, j'ai reçu une offre pour étudier à l'étranger, aux États-Unis. J'ai alors pris une voie totalement différente. Pour faire court, je suis devenu enseignant dans une université et je n'ai rien fait en rapport avec les bandes dessinées pendant 20 ans, jusqu'en 2019, où j'ai croisé à nouveau M. Mak. Il m'a demandé de collaborer avec lui sur le titre The Sagas of Kunlun Mountain. Celui-ci a été très bien accueilli par les fans locaux, et cela m'a permis de relancer ma carrière de dessinateur de bande dessinée.
M. Mak m'a ensuite encouragé à postuler au premier Hong Kong Support Program, un programme prestigieux financé par le gouvernement de Hong Kong. Par chance, j'ai été accepté et j'ai remporté deux prix. La première édition s'est vendue en cinq jours, et j'ai dû imprimer une deuxième édition dans la foulée. Cela m'a redonné confiance, et j'ai postulé à nouveau pour le même financement l'année suivante. Cette fois, j'ai remporté le « gold award », et tous les exemplaires se sont vendus en un mois.
La vie a bouclé la boucle d'une certaine manière : M. Ma Wing Shing, mon héros des bandes dessinées, a vu mon travail et m'a recommandé à un investisseur pour le titre de wuxia2 sur lequel je travaille actuellement. Oui, me voici maintenant, toujours émerveillé par la façon étrange dont la vie peut évoluer.
Quelles sont vos principales influences, en termes de thèmes et de style graphique ?
Mes inspirations viennent d'artistes comme Ma Wing Shing, Tezuka Osamu, Otomo Katsuhiro, Urasawa Naoki, et Paul Pope. Je suis également influencé par des cinéastes comme Johnnie To, Akira Kurosawa, et Federico Fellini.
Vous avez vécu aux États-Unis, est-ce que cela a influencé votre travail ?
Oui, absolument. Ces dix années passées aux États-Unis, où j'ai étudié les beaux-arts, ont élargi ma vision artistique et m'ont ouvert à toutes sortes de disciplines créatives. Cela a joué un rôle essentiel dans la définition de mon identité artistique.
Vos titres Indigo et L’épiphanie de l’architecte ont des styles graphiques très différents. Pourquoi ce choix ?
J'ai grandi à Hong Kong et j'ai eu la chance d'avoir accès à une grande variété de bandes dessinées locales et de mangas/animations japonais. Cela a eu une influence considérable sur mon style artistique.
Ensuite, j'ai poursuivi mes études aux États-Unis lorsque j'étais adolescent. À cette époque, j'ai découvert le style américain et en suis tombé amoureux instantanément. En conséquence, mon style est devenu un mélange de ces trois influences.
Sur ces deux titres, on est d’un côté dans un monde fantastique ancien sur la construction de cités et dans l’autre, au cœur des Etats Unis dans une histoire reprenant la théorie du complot des reptiliens. Vous travaillez par ailleurs en ce moment sur un wuxia. Cette variété de thèmes, c’est parce que vous avez beaucoup de centres d’intérêt ?
Oui, tout à fait. J'ai effectivement de nombreux centres d'intérêt et un désir profond de les exprimer. C'est probablement dû à mon éducation à Hong Kong, qui est un véritable carrefour culturel. Pour moi, il est tout à fait naturel de pouvoir changer de registre ou de motif à tout moment, selon mes envies.
Vous travaillez sur ces deux titres avec votre frère. Comment vous répartissez-vous le travail ?
Eh bien, c'est un processus assez naturel. Nous parlions pendant des heures au téléphone pour développer l'histoire. Une fois que nous parvenions à un consensus mutuel, je passais à la création des visuels de mon côté. Nous nous retrouvions pour en discuter chaque fois que je me retrouvais bloqué sur un aspect visuel... C'est donc un processus plutôt détendu, très "cool".
Dans Indigo, les frères Bales sont-ils inspirés de vous et de votre frère ?
Oui ! Je suis ravi que vous l’ayez remarqué ! J'ai pris tellement de plaisir à cacher tous ces clins d'œil dans le livre. Les frères Bales ne sont qu'une des nombreuses surprises dissimulées. Cela dit, l'histoire tourne autour des théories du complot, et les amateurs de ce genre adorent découvrir des messages cachés, n'est-ce pas ?
Comment décririez-vous votre processus de création ?
J'ai une boîte à chaussures remplie de bouts de papier avec des pensées et des idées écrites au hasard. Je les revisite périodiquement, et c'est souvent mon point de départ. Ensuite, je développe les personnages en les esquissant et en les modifiant constamment. En général, la personnalité du personnage émerge peu à peu. À travers l'apparence du personnage, je commence à imaginer ce qui pourrait lui arriver en partant de cette idée initiale.
C'est donc un processus assez organique, fait d'allers-retours. À un certain moment, j'accumule suffisamment d'éléments pour une histoire, et c'est là que je commence à connecter les points pour donner une cohérence à l'ensemble.
Préférez-vous travailler seul ou en collaboration ?
Pour être tout à fait franc, je préfère travailler seul. J'ai collaboré avec mon frère sur les deux premiers titres simplement parce que nous voulions créer quelque chose de mémorable ensemble. Nous sommes très proches depuis l'enfance.
Pour le projet actuel, M. Ma est la personne qui m'a recommandé à l'investisseur, et il a agi davantage comme un mentor pour moi que comme un producteur. Je vois toute cette expérience de travail avec lui comme une opportunité d'apprendre d'un maître, qui est aussi mon héros d'enfance. Je l'admire énormément et j'ai beaucoup appris grâce à lui.
Combien de temps vous faut-il pour réaliser un livre complet ?
Mes deux premiers ouvrages m'ont pris environ six mois chacun. Actuellement, avec l'aide de deux assistants, je mets environ deux à trois mois pour réaliser un numéro.
Préférez-vous le dessin manuel, numérique, ou un mélange des deux ?
J'apprécie autant le dessin numérique que le dessin traditionnel. Je pratique toutefois principalement le dessin numérique pour des raisons évidentes de productivité. Souvent, les délais pour terminer un livre sont très serrés, donc le numérique semble être un choix logique pour son efficacité.
Comment décririez-vous l'industrie de la bande dessinée à Hong Kong aujourd'hui ?
L'industrie traverse une phase de réajustement. Dans les années 90, Hong Kong était le troisième marché mondial, avec des artistes considérés comme des rock stars. Mais ces quinze dernières années, le secteur a décliné. Aujourd'hui, les artistes cherchent de nouvelles manières de revitaliser le marché.
Quels défis les créateurs de bandes dessinées de Hong Kong affrontent-ils ?
Les principaux obstacles sont la disparition des médias imprimés traditionnels, la concurrence des autres formes de divertissement, et le manque de professionnels en post-production. Tous ces sujets sont vraiment problématiques et les auteurs de BD doivent trouver des solutions pour y palier.
Qu’est-ce que cela vous fait d’être publié en français ? Par ailleurs Indigo est aussi publié aux Etats-Unis…
C'est un véritable honneur, sans aucun doute. Voir mes œuvres publiées dans différentes langues est l'un de mes rêves depuis le début de ma carrière. Ce rêve se réalise presque trop vite pour moi ; je ne m'attendais pas à ce que cela arrive si tôt. C'est une sensation incroyable, malgré tout. Oui, la version américaine sera publiée par Mad Cave et sortira en mai 2025.
Vous avez dessiné des pages pour le dernier Kid Paddle, comment vous êtes-vous retrouvé dans cette aventure ? Vous connaissiez Midam et Kid Paddle à Hong Kong ?
J’ai rencontré Midam lors d’une conférence organisée par le Centre culturel de Hong Kong, où Midam était invité et où j’ai servi de modérateur. Nous avons immédiatement sympathisé. Le jour de son retour en France, nous avons échangé sur WhatsApp, et il a suggéré l'idée d'une collaboration. Pour faire court, cela a abouti à des pages dans le dernier numéro de Kid Paddle.
Un message pour vos lecteurs français ?
Je suis vraiment honoré de voir mes livres publiés en France. Cela a toujours été mon rêve de voir mes œuvres traduites dans différentes langues, et bien sûr, la France, en tant que l'un des lieux sacrés de l'art de la bande dessinée, rend cela encore plus significatif.
J'espère que vous prendrez autant de plaisir à lire mes œuvres que j'en ai eu à les créer !
Interview réalisée par Pierre Sery, que nous remercions encore chaleureusement.